4.
Une truffe humide se posa sur le front d’Ardent qui ouvrit aussitôt les yeux.
Une chienne au pelage ocre flairait l’intrus sans agressivité, alors que le soleil n’était pas encore levé et qu’un vent frais balayait la rive occidentale de Thèbes et la piste menant à la Place de Vérité.
Le jeune homme la caressa jusqu’au moment où, alertée par des bruits de sabots, elle s’éloigna. Menés par un grison au pas régulier, une centaine d’ânes chargés de nourriture cheminaient en direction du village des artisans. Connaissant parfaitement l’itinéraire, le chef des quadrupèdes menait bon train.
Ardent les regarda passer, admiratif. Comme lui, ils savaient où ils allaient, mais eux, ils franchiraient l’obstacle des fortins.
À peu de distance derrière les ânes, une cinquantaine de porteurs d’eau. Dans la main droite, un bâton pour rythmer la marche et écarter les serpents ; sur l’épaule gauche, un long et solide rondin à l’extrémité duquel était accrochée une grosse outre contenant plusieurs litres d’eau.
La chienne au pelage ocre avait rejoint son maître, un homme âgé qui peinait déjà. Le jeune homme vint à sa hauteur.
— Je peux vous aider ?
— C’est mon travail, garçon... Plus pour très longtemps, mais ça me suffit pour vivre avant de retourner chez moi, dans le Delta Si tu m’aides, je ne pourrai pas te payer.
— Aucune importance.
Sur l’épaule d’Ardent, le fardeau parut léger comme une plume de l’oie sacrée du dieu Amon.
— C’est tous les jours comme ça ?
— Oui, garçon. Les artisans de la Place de Vérité ne doivent manquer de rien et surtout pas d’eau ! Après la première livraison du matin, la plus importante, il y en a plusieurs autres, tout au long de la journée. Si les besoins augmentent, pour une raison ou pour une autre, on augmente aussi le nombre de porteurs. Nous ne sommes pas les seuls auxiliaires à travailler pour la Place de Vérité ; il y a également des blanchisseurs, des boulangers, des brasseurs, des bouchers, des chaudronniers, des coupeurs de bois, des tisserands, des tanneurs et d’autres encore ! Pharaon exige que les artisans jouissent du bien-être le plus parfait possible.
— Tu es déjà entré dans le village ?
— Non. Comme porteur d’eau agréé, je peux aller verser le contenu de mon outre dans le grand cratère, devant l’entrée nord ; il y en a un second près du mur sud. Les habitants de la Place de Vérité viennent y remplir leurs cruches.
— Qui peut franchir l’enceinte ?
— Uniquement les membres de la confrérie. Les auxiliaires demeurent à l’extérieur. Mais pourquoi poses-tu toutes ces questions ?
— Parce que je veux entrer dans la confrérie pour y devenir dessinateur.
— Ce n’est pas en portant de l’eau que tu y parviendras !
— Je dois frapper à la porte principale, rencontrer un artisan, lui expliquer que...
— Ne compte pas là-dessus ! Ces gens-là ne sont ni bavards ni accueillants, et un comportement comme le tien ne leur plairait sûrement pas. Au mieux, tu récolterais quelques mois de prison. Et n’oublie pas que les gardes connaissent chaque porteur d’eau...
— As-tu déjà conversé avec un adepte ?
— Un mot par-ci par-là, sur le temps ou la famille.
— Ils ne t’ont pas parlé de leur travail ?
— Ces gens-là sont tenus au secret, garçon, et aucun d’eux ne trahit son serment. Qui aurait la langue trop bien pendue serait immédiatement exclu.
— Il y a tout de même de nouvelles recrues !
— C’est plutôt rare. Tu devrais m’écouter et oublier tes rêves... Il y a beaucoup mieux à faire que de t’enfermer dans la Place de Vérité pour y travailler jour et nuit à la gloire de Pharaon. Si tu réfléchis bien, ce n’est pas une existence très enviable. Avec ton physique, tu dois plaire aux filles. Amuse-toi quelques années, marie-toi jeune, fais de beaux enfants et trouve un bon métier, moins pénible que porteur d’eau.
— N’y a-t-il pas des femmes, dans le village ?
— Il y en a, et elles ont des enfants, mais elles sont soumises à la règle de la Place de Vérité, comme les hommes. Le plus étonnant, c’est qu’elles ne bavardent pas davantage.
— Tu les as vues ?
— Quelques-unes.
— Sont-elles jolies ?
— Il y a de tout... Mais pourquoi t’obstiner ?
— Donc, elles ont le droit de sortir du village ?
— Tous ses habitants ont ce droit-là. Ils circulent librement entre la Place de Vérité et le premier fortin. On prétend même qu’ils se rendent parfois sur la rive est, mais ce n’est pas mon affaire.
— Alors, je pourrai rencontrer un artisan !
— D’abord, il faudrait que tu saches s’il appartient bel et bien à la confrérie, car les vantards ne manquent pas. Ensuite, il n’acceptera jamais de te parler.
— Combien y a-t-il de fortins ?
— Cinq. On les appelle aussi « les cinq murs », à savoir autant de postes de garde d’où les guetteurs observent quiconque s’approche du village. Le dispositif est efficace, crois-moi, et même les collines sont étroitement surveillées, surtout depuis la nomination du nouveau chef de la sécurité, Sobek. C’est un Nubien plutôt vindicatif et décidé à prouver sa valeur. La plupart des hommes placés sous ses ordres appartiennent à sa tribu et lui obéissent au doigt et à l’œil. Autrement dit, inutile de tenter de les corrompre. Ils ont tellement peur de lui qu’ils dénonceraient immédiatement le corrupteur.
Ardent avait pris sa décision : il devait passer coûte que coûte le premier fortin et parler à quelqu’un de l’intérieur.
— Si tu affirmes que tu es malade et que je suis l’un de tes cousins venu pour t’aider à porter l’eau, les gardes seront-ils compréhensifs ?
— On petit essayer, mais ça ne te mènera pas loin.
Lorsqu’il aperçut les gardes du premier fortin, Ardent sut que le sort jouait en sa faveur : la relève venait d’être effectuée, ce n’étaient plus les mêmes archers, et il ne risquait pas d’être reconnu.
— Tu n’as pas l’air bien, dit le policier noir au porteur d’eau qui s’appuyait lourdement sur le bras du jeune colosse.
— Je n’ai plus aucune énergie... C’est pourquoi j’ai fait appel à ce garçon qui a accepté de m’aider.
— Il est de ta famille ?
— C’est l’un de mes cousins.
— Tu réponds de lui ?
— Je vais bientôt cesser mon travail, et il se propose de me remplacer.
— Allez jusqu’au deuxième poste de contrôle.
Une première victoire ! Ardent avait eu raison de persévérer. Si la chance continuait à le servir, il allait voir le village de près et rencontrer un artisan qui comprendrait sa vocation.
Le deuxième contrôle fut plus tatillon que le premier et le troisième davantage encore, mais les policiers constatèrent que le porteur d’eau ne simulait pas une défaillance. Comme la livraison devait être assurée et qu’aucun fonctionnaire de police n’accepterait d’abandonner son poste pour s’acquitter de cette tâche pénible, on laissa passer les deux hommes.
Le quatrième contrôle fut une formalité mais, devant le cinquième et dernier fortin, régnait une intense animation. Des hommes de peine appartenant à l’équipe auxiliaire déchargeaient les ânes et triaient paniers et jarres remplis de légumes, de poissons séchés, de viande, de fruits, d’huile et d’onguents.
On s’apostrophait, on se reprochait d’aller trop lentement, on riait, on plaisantait... Un policier fit signe aux porteurs d’eau d’avancer pour déverser le contenu de leurs outres dans une énorme jarre qui força l’admiration d’Ardent. Quel potier avait été assez habile pour créer un récipient aussi gigantesque ?
Pour le jeune homme, ce fut le premier miracle visible de la Place de Vérité.